• Ça va faire une demi-journée que je suis dans mon salon à ruminer les horreurs de la journée. Horreurs pas si horribles que ça, finalement. Deux garçons – avouons-le, ils sont plutôt mignons – s’inquiètent pour moi d’une façon tout ce qu’il y a de plus normale comme deux amis s’inquièteraient l’un pour l’autre.

    La chose horrible, dans l’histoire, c’est moi. Je les ai remballés magistralement, mais en plus j’ai dû leur attirer des ennuis, en cours !

    Je secoue la tête. Je ne dois pas penser à ça ! Personne, et je dis bien personne ne dois découvrir qui je suis où ce que je suis devenue. Ce serait l’apocalypse ! Je frissonne rien qu’à l’idée d’être traitée comme une bête de foire par des scientifiques tous plus timbrés les uns que les autres ! Pour me protéger, je dois tout faire pour que personne ne sache mon secret. Même si je dois renier toute amitié naissante !

    Décidée, je prends ma veste et sors de ma "maison" pour prendre un peu l’air, après une demi-journée de réflexion intense.

     

    Trente minutes plus tard, je suis accroupie sous un arbre, la tête contre mes genoux. Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Je m’en veux pour Matthias et Isaac.

    Soudain, je remarque que j’ai encore dans ma poche l’emballage du pain au chocolat que j’avais acheté à la petite sœur de Matthias. Je gémis.

    -  Mais quelle idiote… Peut-être devrais-je m’excuser… ?

    Si mon organisme fonctionnait encore, je suis sûre que j’aurai pleuré. Est-ce possible pour un humain de s’en vouloir autant pour une chose aussi… banale ? Je ferme les yeux et me souviens de toutes ces personnes qui voulaient devenir amies avec moi, mais que j’ai recalées lamentablement à cause de ce secret. Avant la mort de Théo, je lui disais souvent la même phrase. Mais si je le dis à quelqu’un qui me promet de ne le répéter à personne, y’a pas de danger ! Mais lui me donnait toujours la même réponse. Si tu fais ça, je t’assure que tu te retrouveras comme les fauves. Dans une cage ! Tu ne peux pas leur faire confiance. Ce sont des menteurs. Tu leur diras tout et eux iront le répéter. C’est la nature humaine. Et à chaque fois, je boudais. Il me prenait dans ses bras. Tu es la personne la plus importante, à mes yeux. Je ne me pardonnerais jamais que tu finisses en cobaye pour scientifiques détraqués… Peut-être m’aimait-il ? Comme une amante ou comme une fille ? Je ne le saurais jamais.

    Je rouvre les yeux. Tout ce remue-ménage remonte à tellement longtemps et je m’en souviens comme si c’était hier… Le visage de Théo apparaît dans mon esprit. Matthias lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Même coupe de cheveux, même couleur, même yeux, même taille et même caractère.

    -  LORELAY !!!

    Je sursaute et tourne la tête pour apercevoir un Isaac très, mais alors très en colère, approchant à grands pas vers moi.

    -  Faut qu’on parle ! hurle-t-il. Mais pourquoi t’es par terre ?

    Je le regarde les yeux ronds comme des billes, assise par terre, le dos contre l’arbre, lui essoufflé comme s’il avait courut un marathon.

    -  Bref, c’est pas grave. Tu m’explique ton délire de ce matin ? Et pourquoi t’es pas revenue en cours ? Qu’est-ce qu’il t’a prit ? Et… Et puis zut je t’écoute.

    Il s’assoit en tailleur à côté de moi, l’air déterminé à comprendre le pourquoi du comment.

    -  Qu’est-ce que tu fais là ?

    -  On s’en fout de ce que je fous là ! beugle-t-il. Explique-moi ton délire, bordel !

    J’ai un mouvement de recul. Ce type n’y va pas par quatre chemins, bon sang ! On t’a pas appris la politesse, du con ? J’opte pour le repli stratégique :

    -  C’est assez… Compliqué, Isaac…

    -  M’en fous. Explique.

    Tu me soûle, tu le sais, ça ? J’expire bruyamment et déclare :

    -  J’ai besoin d’un espace vital très large. Je m’emporte facilement quand quelqu’un, aussi innocent soit-il, ne le respecte pas. C’est tout.

    Le bobard de secours. Il marche pas mal de fois !

    -  Un espace vital très large, répète Isaac avec une voix faussement aiguë.

    Mais c’est qu’il se moque de moi !

    -  Ne te moque pas de moi ! crie-t-il.

    C’est plutôt à moi de dire ça, crétin !

    -  Même Matt a bien comprit que tu ne t’es pas emportée pour ton espace vital, et Dieu sait à quel point il est vraiment niais !

    Ah bon ?

    -  Ecoute, Isaac, j’ai mes raisons et je n’ai pas besoin de te les donner, di-je en fermant les yeux.

    -  Mais Matt en a besoin !

    J’écarquille les yeux. Qu’est-ce qu’il vient foutre dans la discussion, celui-là ? Je le regarde sans comprendre. Il répond à ma question muette :

    -  Ça fait vraiment pas longtemps qu’on se connaît, mais ça fait toujours mal de se faire remballer par une personne avec qui on s’entend bien. Quand tu es partie, Matt a voulu te suivre, mais je l’ai retenu. Au départ, je ne comprenais pas pourquoi on devait s’en faire pour toi, mais quand j’ai vu qu’au fil des demi-heures les temps devenait vraiment chiant, je me suis rendu compte que tu comptais pour Matt. (il lève les yeux au ciel) Il n’y a que lui pour s’attacher à quelqu’un aussi rapidement ! (il me regarde en haussant un sourcil) Ça n’était pas arrivé depuis qu’il a trouvé son chat, il y a trois ans.

    Il s’arrête pour reprendre son souffle.

    -  Alors, continue-t-il en se levant, va voir Matt est explique-lui pourquoi tu t’es emportée. Si tu ne veux pas me le dire, dis-lui au moins à lui.

    -  Et si je ne le fais pas et que je continue à vous faire la gueule ?

    -  Je t’ai parlé de son chat ?

    Je hausse un sourcil. Où veut-il en venir ?

    -  Oui.

    -  Ben saches qu’ils étaient devenus potes en 20 minutes. Mais le chat est mort le lendemain du jour où Matt l’a recueilli.

    Pauvre chat. Mais ça ne me dit pas où il veut en venir !

    -  Matt a mis deux mois à s’en remettre.

    Ah. Quand même…

    -  L’amitié est quelque chose de précieux, pour lui. Je sais pas comment il fait, mais à chaque fois qu’il devient ami avec quelqu’un, c’est une amitié que, comme il dit, seule la mort peut détruire.

    J’émets un petit rictus nerveux en entendant ce jeu de mots sarcastique. S’il savait !

    -  Ecoute, Isaac. C’est une histoire très émouvante, que tu viens de me raconter, et si je le pouvais, j’en pleurerais. Mais je suis désolée pour Matthias, il m’est impossible d’avoir une quelconque amitié avec qui que ce soit.

    Ma voix est douce et calme, mais je ne peux m’empêcher de sentir une boule se former au creux de ma gorge.

    -  Pourquoi ?

    Je m’attendais à cette question.

    -  Parce que la vie nous fait croire que des personnes ne sont pas ce que l’on croit. (je souris d’un sourire sans valeur) Crois-moi, oublier est la seule chose qui nous rendra tous heureux.

    -  Alors pourquoi ce sourire triste, dans ce cas-là ?

    Matthias apparaît devant moi. Ce saligaud s’était planqué derrière l’arbre !

    -  Matt ? Mais qu’est-ce que tu fous là ?

    Même Isaac n’était pas au courant ?

    -  Isaac, je t’avais pourtant demandé de laisser Lorelay tranquille. Si elle ne veut pas nous parler, c’est son choix !

    Il est froid et taciturne. Un voile de douleur passe dans ses yeux au moment où il me regarde. Alors Isaac ne mentait pas : perdre une amitié lui fait vraiment mal. Il pose sa main sur l’épaule de son ami.

    -  Ecoute-la et oublions tout de cette journée. C’est sûrement la seule chose qui nous rendra tous heureux.

    Il a décidément bien écouté, de derrière son arbre !

    -  Autant que la mort de Kuro ?

    Je devine qu’Isaac parle du chat. Le regard de Matthias s’endurcit.

    -  Ce n’est pas la même chose.

    -  C’était tout de même une amitié.

    Les deux garçons se tournent vers moi. J’ai les yeux fermés et ces mots sont sortis comme d’eux-mêmes. Je soupire avant de regarder Matthias droit dans les yeux.

    -  Comme tu as tout entendu, tu dois savoir que ton meilleur ami m’a parlé de tes amitiés, que tu ne te lie pas avec n’importe qui. Que ce soit un humain ou un animal, un ami reste un ami. J’aurai aimé te comprendre, mais je n’ai jamais eu d’ami… Et…

    Je marque une pause. Mes mains tremblent et je redoute ce que je vais dire. Les deux garçons me fixent, impatients de connaître la suite. Je détourne le regard et fixe le sol. J’inspire un grand coup et me lance :

    -  Je veux bien devenir amie avec vous.

    Il y a un blanc. J’ai l’impression que ce blanc dure des heures entières ! Soudain, sans que je m’y attende du tout, Matt se jette sur moi et me serre dans ses bras. Il rit comme s’il avait vu sa vie défiler devant ses yeux avant de se rendre compte que ce n’était qu’un cauchemar. D’un coup, Isaac se joint à lui et me prend lui aussi – j’ai encore Matthias dans les bras ! – dans une étreinte joyeuse.

    -  Ça vous rend aussi heureux, ce que je viens de dire ?

    -  Oui ! acquiescent-ils en chœur.

    -  Et mon espace vital, bande de saligauds !

    Ils savent que je rigole et resserrent leur étreinte.

    -  Mais je suis votre amie à la seule condition qu’on oublie mon coup de gueule d’aujourd’hui sans que j’ai besoin de donner d’explications ?

    -  C’est d’accord, répond Matthias en passant sa main dans mes cheveux.

    Je m’étonne de son geste. Sa voix est douce et très calme, voire apaisée.

    - Tout ce que tu voudras, tant qu’on est amis.

    En silence, je remercie le ciel de m’avoir envoyé Isaac, sans qui tout ça n’aurait peut-être pas été possible. Hum, ça fait quand même du bien, un câlin…

    -  C’est officiel, dit Matthias sans me lâcher (ainsi qu’Isaac), j’adore te faire des câlins.

    -  Moi aussi, acquiesce son meilleur ami.

    -  Oui… Mais il serait p’têt’ temps de me lâcher, nan ?!

    -  Nan ! geignent-ils en chœur.

    Je gémis, mais je souris quand même. Pour la première fois en 318 ans, j’ai fait un câlin.


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